PARTIR POUR LA RAMENER
C'est la phrase invisible tatouée sur l'arbre du voyageur.
C'est la devise secrète de quiconque prend la route.
De Christophe Colomb à Jeannot le sextouriste, du jésuite
avec sa Mission au reporter avec ses frais de mission, du
réfugié-sans-papiers au touriste-terre-de-contraste, du
passeur de came au camé du Caméscope, tous nous
partons pour la ramener.
Ramener quoi ? Des Nouveaux Mondes, des boules
neigeuses de La Havane, des bons sauvages dans des cages,
des diapositives de Trouville, des Tombeaux du Christ ou
des pacotilles de duty-free. Ramener de l'encens et de la
myrrhe. Des fables surtout, des sacs de fables. Des
mensonges et des songes. Des songes creux de clichés
attendus, de reportages comme prévu, d'émotions
conformes et convenues. Mais aussi, parfois, des rêveries
pas ordinaires qui prennent leur temps à se développer en
vous, comme une photo ou une maladie. Le voyage, c'est
des choses qui existent mais qu'on invente. Des "là-bas" qui
n'existent que si j'y suis. On ne voyage pas si on ne rêve
pas le voyage qu'on fait. Je ne parle pas du rêve qui
endort, mais de celui qui réveille,enrage, à la gorge,
l'hirsute, le traviole, le pas racontable, le si beau qu'on
arrête de vieillir. Imaginaire, non pas au sens d'image,
mais au sens rupture, d'invention, de résistance.
De ligne Imaginot. De première ligne. S'acharner ensuite
à mettre ces rêves en chair, en mot, les mettre en
forme, en son, en soi, en tous, voilà une aventure
périlleuse et désespérée. En passant la lumière, tout
peut s'effriter ; le plus souvent, on évente au lieu
d'inventer.
Il n'y a plus qu'à repartir.
Pour la ramener.
Juillet 1998